LA BAIE D’HUDSON

NAUFRAGES DU « STORD » ET DE L’ « ELDORADO »


Ces notes, d'Ax devait me les remettre à Montréal, je les ai lues et relues ; le coeur serré par l'émotion, .'en cite ici même les principaux passages dans leur émouvante simplicité :

7 août 1903. - Le s/s Eldorado affrété à Liverpool pour remplacer le Stord arrive à Québec à 9 heures du soir .

8 août. - Je vais à bord à 7 heures du matin. Le capitaine Berry rend compte que ses réservoirs d'eau douce seront insuffisants pour le voyage et qu'in a encore 1 017 tonnes de charbon. Cette quantité est nécessaire pour l'aller et le retour dans la H. B. Je prends note et fais embarquer 100 barils d'eau potable. A 10 heures, le vapeur entre dans le bassin. Je donne ordre de faire des vivres pour 6 mois en plus de ceux qui ont été embarqués sur le Stord. h 11 heures, commence le déplacement des matériaux destinés aux postes. Certaines menaces proférées par des concurrents m'étant venues aux oreilles, je décide de placer des équipes de surveillance qui fonctionneront jour et nuit sur le quai et sur le pont : un homme veillant à terre aux colis enlevés, un autre recevant ces mêmes colis dans les cales. Mettant à profit les beaux jours, nous avons ramené sur des barges les caisses débarquées à Moisie lors de l'échouement du Stord.

10 août. - Pluie ; le trimage du fret se poursuit sans interruption. A 10 heures, grève des dockers. Le personnel du bord, y compris les chefs de postes et les comptables, assure le travail. Néanmoins 12 heures de retard sur l'horaire prévu.

11, 12 août. - Le chargement du fret continue ; la relève des surveillants se fait régulièrement à 4 heures du matin, midi et 4 heures du soir.

13 août. _ On commence sur le pont l'arrimage des bâtisses et, dru la cale avant, celle des lourdes caisses amenées de Moisie.

14 août. _ Le pont a été mal chargé. On m'avertit vers 2 heures du matin q'on ne trouve plus de place pour les allèges. Je fais remanier une partie de la pontée à la grande fureur des dockers qui ne seront pas payés pour ce travail supplémentaire dû à leur négligence. Le canot à moteur, entièrement revu, est arrimé dans un berceau.

15 août. - En dépit de a grande fête catholique des Canadiens frais, nous ne chômons pas ; on fait le plein d'eau potable. Alerte ! nous sommes sur le point d'être retenus jusqu'au lundi, la douane est fermée et le capitaine a omis d'y passer la veille de l'Assomption. Tout s'arrange au dernier moment. Beaucoup de curieux sur les quais de Levis et sur les hauteurs jusqu'aux abords de la Citadelle. Départ enfin à 6 h 30 du soir. Ouf !

Quel sort nous attend cette fois, nous et notre expédition ? Cette baie d'Hudson, but de nos efforts, est une damnée souricière que les glaces bloquent à l'improviste ; quant aux écueils, roches sous-marines, icebergs et floes, ils y sont innombrables ! A bord, c'est un repos et une détente bien mérités.

16 août.- Beau temps, maximal 13°- A 5 heures, croisons le Tage montant à Québec. A 7 heures, stoppons par le travers de Rimouski pour débarquer notre pilote. Nous embarquerons comme prévu ceux de Fredrick devant Okkak jusqu'à Chidley, puis ceux d'Athawapiscat du cap Walstenholme jusqu'à a baie James. Tout est donc prévu cette fois.

17 août. - Minima 11 °, maxima 14°. Aperçu dans l'après-midi le Manchester Trade échoué prés de la pointe sud d'Anticosti. Il n'y a donc pas que le Stord qui s'échoue ! A 4 heures du soir, nous sommes reconnus par le sémaphore. Echange de signaux avec les gardiens du phare.

18 août. - Temps demi-couvert ; par intervalles, brume et pluie. Un vapeur nous gagne par l'arrière, il se dirige vers le détroit de Belle Isle. La brume augmente dans l'après-midi et à 4 heures du soir un brouillard épais bouche l'horizon. Vers 6 heures, une éclaircie nous laisse apercevoir la côte de Terre-Neuve à environ 2 milles dans le sud et sur bâbord l'îlot rocheux où l'Annie E. Geele a été incendiée. On distingue encore les restes de sa carcasse carbonisée. Que de catastrophes depuis notre arrivée au Canada !

Nous nous engageons dans e détroit ; un cargo passe tout près de nous à tribord, un autre nous croise à bâbord ; ce sont sans doute les deniers navires que nous rencontrerons avant la grande aventure dans la baie d'Hudson. Après ? A Dieu vat ! ce sera l'inconnu.

19 août. - Brume jusqu'à 7 heures du matin. Depuis le départ, quatre poules sont mortes par suite de l'humidité des nuits. Que nous restera-t-il de notre basse-cour en arrivant dans la baie ? Vers onze heures, plusieurs kayaks se détachent de terre. Ce sont les Esquimaux de Frederick qui viennent au-devant de nous. Deux pilotes montent à bord.

20 août. - Longue houle qui gêne notre marche et fatigue notre bateau. Berry attribue la baisse de la température à la présence des icebergs que le courant polaire entraîne vers le sud ; des packs arrachés à la banquise dérivent à leur suite.

21 août. - Temps très bas, pluie abondante. Rien à faire sur le pont, nous en profitons pour travailler à la révision des inventaires de chaque poste. Vers le soir, le baromètre baisse et le temps devient menaçant.

22 août. - Grosse mer. Lames énormes au milieu desquelles l'Eldorado, en dépit de son fort tonnage, disparaît comme une vulgaire chaloupe. Nous perdons seize poules, noyées par les paquets de mer qui balaient le pont. Un mouton se casse une patte. On l'abat. Vers midi, le soleil se montre et nous permet de reconnaître l'entrée du détroit. La mer calmit suffisamment pour que nous puissions embouquer la passe est-ouest. A, 11 heures du soir, par un beau clair de lune, nous débarquons les pilotes de Frederick. Nous les remercions de leurs bons offices en leur criant : « A l'année prochaine, nous vous reprendrons. »

23 août. - La brume reprend toute son intensité. Vers minuit, conférence avec le capitaine qui me résume la situation à peu près comme suit : « Avant-hier à midi, nous devions être au large de Saglek Inlet. Depuis, nous avons fait route vers le cap Chidley, mais le brouillard épais nous a empêchés de le reconnaître. Pendant la tempête, nous avons couru des bords au large présumé du détroit où nous devions retrouver les pilotes esquimaux envoyés par Draulette ; or, Voici que nous venons de parcourir 83 milles sans les apercevoir et, ce qui est plus grave, sans aucune nouvelle ni du Mary ni du Dorothy Snob. » Berry consulte encore la carte ; au bout d'un instant, il conclut : « Comme ni le détroit de Davis, ni la baie de Frobisher ne sont orientés E.-.O, je suppose que nous sommes dans le détroit d'Hudson. » Le raisonnement se tient.

24 août. - Depuis hier, nous sondons de demi-heure en demi-heure jusqu'à 200 brasses sans trouver le fond. Nous devrions cependant être en vue d'Akpatok Island. Que faire ? Chercher à gagner Ungava ? Avec un tirant d'eau comme celui de l'Eldorado, ce serait folie. Après réflexion, nous décidons de poursuivre notre route à l'ouest, avec l'espoir de rencontrer les autres pilotes, ceux qu'Athawapiscat devait nous envoyer. Nous naviguons à l'estime, sur une mer hostile où les écueils surgissent comme des ennemis dans une embuscade. La saison s'avance ; le froid peut se faire sentir d'un jour à l'autre. Dès septembre, les grands blizzards venant de Baffin amènent en quelques heures des températures assez basses pour geler le détroit large de 100 kilomètres. La situation devient grave.

25 août. - Brume le matin. Vers 5 heures du soir, grâce à uneéclaircie, nous devinons les îles Otter à 50 encablures à peine sur bâbord avant. Nous évitons les accores des îles de justesse. La nuit qui suit cette alerte nous semble interminable. Silence impressionnant, troublé seulement par les cris des goélands qui suivent notre sillage pour se jeter sur les débris que le cuistot leur lance par le sabord de sa cambuse.

26 août. - Les énigmes s'accumulent. Sont-ce bien les Otters que nous avons relevées hier ? Nous devrions être en vue du cap Walstenholme et voici que nous découvrons deux terres qui, par leurs relèvements, correspondent aux es Joy et King ! Journée d'angoisse et d'incertitude. Depuis 24 heures, le temps couvert nous a empêchés de faire le moindre relevé de soleil ou d'étoiles. L'approche du pôle magnétique affole l'aiguille aimantée de la boussole. Quant aux cartes, elles sont fausses, nous en avons déJà fait l'expérience ! A minuit cependant, une courte observation de la Polaire nous permet de reconnaître notre position. Un quart d'heure plus tard, le cap Walstenholme se dresse devant nous dans une déchirure de nuages. Le paysage a un aspect grandiose de solitude et d'immensité.

27 août. - Nous avons vainement guetté les pilotes d'Athawpiscat pendant toute la nuit. N'ont-il pas été avertis de la perte du Stord et du retard de l'Eldorado ? Pour signaler notre présence, Berry ordonne de faire marcher la sirène. Effrayés par le bruit, les oiseaux qui habitent les îles s'envolent pour aller se poser quelques encablures plus loin. Le ciel du côté du couchant est rouge comme du sang. C'est une preuve de plus que la menace est sur nos têtes.

28 août. - Vers 1 h 15 du matin, nous entendons un coup du sondeur Thompson qui descend à peine alors que nous devrions avoir 60 brasses d'eau sous notre quille. Je saute sur le pont. A cet instant, la machine stoppe, puis fait marche en arrière à toute vitesse. Berry cherche à virer à droite, mais une roche à fleur d'eau apparaît soudain devant lui.

L'île devant laquelle nous nous trouvons est un désert basaltique, ce n'est pas là que nous pourrons nous ravitailler et vivre ! Des milliers de pingouins nous contemplent de leurs yeux ronds. Très inquiet, je vais réveiller Hérodier et ses camarades, mon devoir est de les prévenir dudanger auquel nous venons d'échapper. A 5 h 30, visibilité excellente, l'horizon est dégagé à plus de 10 milles ; l'hélice est remise en marche à une vitesse de 3 noeuds. Tout à coup, vers 9 heures, une brume opaque et glacée monte de la mer. Nous suivons lentement les îles Sleepers qui s'allongent en une rangée plate et désolée sans que rien permette de les distinguer les unes des autres et sans que leur nombre et leur position exacte concordent avec les indications des cartes.

29 août. - Temps froid, alternative de soleil et de brume. Dans le courant de la journée, nous relevons le cap Jones. Vers midi, nous devrions donc être au large de Whae river. Nous passons devant des groupes d'îlots que nous supposons être les Belchers, mais les fonds sont à peine de 12 brasses alors qu'ils devraient être de 50 ! Toujours pas d'Esquimaux en vue. Depuis Chidley, nous n'avons rencontré âme qui vive. A 7 heures du soir, avec le crépuscule, le brouillard tombe et s'épaissit. On sonde constamment, les fonds passent en une heure de brasses à 45 puis à 25. Nous vivons dans une anxiété mortelle. Dans cette obscurité, il semble que la durée du temps soit abolie. Cette brume opaque et insinuante nous enveloppe comme une forme de l'éternité dont nous cherchons en vain à nous évader. On stoppe de nouveau, sonde à l'avant : 8 brasses. Arrière toute. » On sonde : 5 brasses. « Mouille ! » L'ancre tombe avec fracas et s'accroche au fond. Un charpentier s'inquiète de ces bruits inusités et monte sur le pont ; il interroge le matelot de quart. « On mouille parce qu'il brume », répond laconiquement l'homme. Tranquillisé, le charpentier regagne son hamac et rassure ses camarades.

Vers 3 heures, le jour commence à poindre. Le ciel pâlit rapidement dans l'est et la mer immobile se couvre d'une lueur orangée. Peu à peu, la silhouette des falaises se précise. Notre position est simple. Nous sommes mouillés à 300 mètres d'une terre dont les flancs sont taillés à pic et qui barre l'avant. A gauche, une grosse roche plate émerge à 10 encablures de nous tandis qu'à droite trois récifs se prolongent vers lelarge en ne laissant qu'un étroit chenal. Nous n'y comprenons rien ! Le Capitaine avait cependant établi sa route à 10 milles au large des îles et ajouté une compensation de 27° ouest afin, en tout état de cause, de parer à une déviation possible du compas ! C'est donc qu'un fort courant de flux nous a rejetés dans l'est de plus de 10 milles ? Invraisemblable ! Berry grommelle :

« Damnée navigation, la composition ferrugineuse des îles a dû dévier notre compas ! Sans le sondeur Thompson, à l'heure actuelle, nous serions au plein. »

30 août. - Par un beau soleil, sur une mer bleue, au milieu d'un dédale d'îles uniformément plates, rocheuses, dépourvues de toute végétation, l'Eldorado court, entièrement perdu. Nos machines tournent dans le silence comme si nous avancions sur une route connue et cependant. . .

La voix d'Hérodier murmure à côté de moi : « La course à l'abîme ! » Néanmoins, à 9 heures, en raison du brusque relèvement du fond, Berry décide de mouiller.

ler septembre. - Les sondages sont au rebours de ce qu'ils devraient être. Des terres surgissent de tous côtés sans qu'aucune marque, aucun signe, les identifient avec celles qui figurent sur les cartes. Les fonds ne sont que des arêtes rocheuses orientées vers le S.-O. Quand on court comme nous venons de le faire durant 21 milles le long d'une île étroite qui, sur une telle distance, n'atteint pas 20 mètres d'élévation maximum, la prudence la plus élémentaire exige de courir 20 autres milles, faute de quoi on s'expose à accrocher la crête sous-marine prolongée d'autant. Aussi nous dirigeons-nous vers le S.-O. Tandis que je consulte la carte pour la centième fois, la coque frémit : nous touchons. Une terrible secousse ébranle le bâtiment et une épaisse fumée s'échappe de la chambre de chauffe. Cependant l'Eldorado continue sa marche, ses machines tournant à 50 tours puis à 80. Silence pesant sur le pont où les employés des postes sont réunis, la ceinture de sauvetage passée autour du corps. La sonde indique 9 brasses. Nous avons donc franchi notre tirant d'eau arrière; Trois ou quatre raclements secouent encore la quille, mais nous flottons. Doucement, nous poursuivons notre course. Nous avons passé certes, mais le capitaine est trop averti des traîtrises de la mer pour croire que la partie est gagnée. Il est alors 6 heures. A 9 heures, la nuit vient, blême et glaciale, le blizzard de Baffin a passé sur les champs de neige. Une voix tombant de la hune crie : « Terre à bâbord à un quart sous le vent. » Berry me passe les jumelles et je distingue une petite ligne grise qui s'estompe au ras de l'eau, elle court nord-sud. Tout à coup, il me semble sentir comme un léger frottement sous notre quille, et une sorte de gémissement aigu se prolonge pendant plus d'une minute. Le coeur battant d'une angoisse affreuse, officiers, mécaniciens, hommes des postes, charpentiers, soutiers des machines, tous en un instant sont groupés autour du capitaine; cherchant à lire sur sa figure impassible un signe de réconfort. L'Edorado est venu s'échouer sur un· banc de cailloux. Berry fait renverser la vapeur, trop tard, hélas ! notre navire, continuant sur son erre, pénètre profondément dans le gravier. On sonde, deux brasses seulement à l'avant, rien faire : « Poussez les feux et machine arrière toute ! »

Mais l'hélice, trop engagée, creuse dans la souille sans résultat. Tout doucement, presque sans heurt, l'Eldorado s'incline peu à peu sur tribord et, 2 heures plus tard, à marée basse, il se couche sur le flanc comme un animal blessé qui s'apprête à mourir.

Dans la chambre des machines, les pistons sont immobilisés dans leurs cylindres, les bielles ne fonctionnent plus, l'arbre de couche est faussé . Le mécanicien de garde (un Russe engagé au dernier moment à Liverpool) a laissé fuir la vapeur par le tuyau d'échappement et une fumée épaisse obscurcit l'atmosphère. Le halètement des chaudières dont les feux n'ont pas été éteints, le sifflement suraigu de toutes les soupapes ouvertes font un bruit d'enfer qui nous déchire le tympan. On fait évacuer les chaufferies ; les soutiers, leur balluchon sur le dos, remontent sur le pont par les échelles de fer. Il est près de minuit. Le bâtiment entier est plongé dans l'obscurité. La gîte heureusement n'a pas changé, la coque ne bougera plus maintenant. Le soir du ler septembre comptera comme une des dates les plus néfastes de toute l'histoire des postes canadiens.

A l'aube, des Esquimaux viennent rôder autour de notre épave. Ciel laiteux, mais visibilité excellente, hélas ! trop tardive, puisque notre navire est immobilisé à jamais Nous invitons deux de nos visiteurs à monter à bord : ce sont d'anciens catéchumènes du révérend père Eberhardt ; ils nous proposent de nous conduire à la tombe du vaillant missionnaire enseveli à un mille du rivage. J'accepte et je pars avec Hérodier à bord d'un omiak. Des bancs de sable obstruent la passe et nous obligent à gagner la terre avec de l'eau jusqu'à la ceinture.

Malgré le froid qui nous fait grelotter, nous tenons à nous recueillir sur la tombe de l'oblat. Nos guides nous accompagnent ensuite jusqu'au poste de la H. B. Co. installé à 5 milles au sud vers l'aval de Whale river. Réception plus que froide du Factor Gillies, un grand Anglais osseux du New Brunswick dont le regard torve nous fixe sans bienveillance. Je lui expose notre position. Il répond d'un ton rogue sans nous offrir un siège : « Qu'y puis-je, on ne s'aventure pas dans des parages comme ceux-ci sans consulter des hommes d'expérience et vous ne les avez pas. » Son petit oeil glacial et inquisiteur me fixe avec une attention soutenue. Il doit craindre pourtant d'être accusé d'avoir laissé des naufragés sans secours, car il ajoute avec un peu d'hésitation :

« Vous espérez peut-être que je vais vous aider à dépanner votre navire ? N'y comptez pas ; je n'en ai pas les moyens. Vous ne manquez pas de vivres puisque votre cargaison est intacte. Je n'ai donc qu'à vous souhaiter un bon retour dans votre joyeux Paris. »

Abandonner tous nos projets, reprendre le chemin de France, le Factor Gillies n'a pas encore appris à nous connaître ! Nous sommes venus pour commercer avec les indiens ; il aura le plaisir de nous revoir l'an prochain, je veux lui en donner l'assurance.

« Il n'y a pas de honte à tomber dans l'erreur ; errare humanum est ; la véritable honte commence lorsqu'on s'obstine à persévérer dans cette erreur », énonce-t-il gravement, du ton sentencieux d'un curé en chaire.

« Au revoir, Mr. Gillies et à bientôt, les Frenchies seront fidèles au rendez-vous ! »

2 septembre. - Les Esquimaux, après nous avoir reconduits à bord de l'Eldorado, nous font leurs adieux, ils ont hâté de regagner leurs igloos. Je leur fais choisir dans notre stock différentes pacotilles. Après de longues hésitations, l'un prend un collier de verre, un autre une boîte à musique, un troisième enfin un jeu de l'oie renouvelé des Grecs. Il y en a pour tous les goûts.

Pendant notre absence, le capitaine Berry, voulant profiter encore une fois de la marée, a fait une ultime tentative pour renflouer son malheureux bateau . Hélas ! La quille est restée engagée : l'Eldorado, tel un grand cadavre, gît sur son lit de rochers. On broie du noir à bord et l'incertitude est grande. Chacun émet une opinion, tous les avis sont contradictoires. Nous nous réunissons en cons autour de la table du grand carré qui sert de salle à manger aux officiers. Immédiatement, je rends compte de l'accueil de Gillies. Rumeurs, protestations indignées : « Quelle honte ! » grondent les Anglais. Il faut nous sauver nous-mêmes et avec nos propres moyens. Le capitaine Berry, consulté en premier, ne peut se résoudre à abandonner le navire dont il a le commandement depuis dix ans :

« Mes matelots et moi, nous hivernerons sur l'épave », répète-t-il avec un sombre entêtement.

J'essaie de lui fade entendre raison ; pas un navire digne de ce nom ne s'engage en octobre dans le détroit ; il ne peut espérer aucun secours et la Compagnie de la baie d'Hudson ne fera rien pour renflouer l'Eldorado.

" En êtes-vous sûr » interroge-t-il encore, outré d'un tel manque de générosité.

« Sûr et certain, Gillies ne nous lais aucune illusion à ce sujet. »

Une voix propose :

« Pourquoi n'enverrait-on pas la vedette à moteur prévenir Draulette et lui demander d'envoyer le Dotothy Snow à notre secours ?

- Trop tard, avec l'embâcle proche, le Dorothy Snow ne passera plus et risquera de se perdre à son tour. » Berry, pensif, passe la main sur son menton hérissé d'une barbe de plusieurs jours. Le front têtu, il grommelle :

« Quoi qu'il en soit, le ne quitterai pas mon bord ; nous autres Britons, nous sommes patients, nous attendrons que l'Amirauté vienne nous sortir de là. »

A ce moment, le mécanicien russe, qui manifeste une grande nervosité depuis le début de la conférence, se lève brusquement et déclare avec véhémence :

« Pendant deux ans, j'ai bourlingué sur un baleinier dans la mer de Kara ; croyez-en mon expérience de l'hiver arctique. » Et, d'une voix sombre, il nous fait un tableau terrifiant des souffrances qu'il a endurées. ses lèvres, ses gencives portent encore traces du scorbut. Un affreux rictus découvre sa bouche édentée. Si je n'interviens pas, les matelots anglais, impressionnés par ce récit, n'obéiront plus à leur chef. D'une voix ferme, je résume la situation :

« Le camarade Bodgatchoff a raison : demeurer pendant l'hiver sur l'épave en admettant que les blizzards venant du détroit de Fox ne la démolissent pas - serait une folie inutile. »

cela, Berry le conçoit aussi bien que moi, mais son orgueil d'Anglosaxon l'empêche d'en convenir. Comme tous les marins britanniques dont il a reçu les principes, recule devant la honte de rentrer dans un port après avoir abandonné son bateau.

Un de nos charpentier canadiens fait remarquer :

« Il n'y a pas de temps à perdre ; faut gagner Moose Factory où nous trouverons à nous abriter du froid ; j'y ai travaillé l'hiver dernier, l'automne commence à peine et déjà les nuits sont glaciales, pensez à ce qui nous attend quand la nuit polaire régnera 20 heures sur 24? N'oubliez pas que de Moose à la voie ferrée il nous restera encore plus de 300 milles à parcourir et Dieu sait avec quels moyens ! Le Factor de la compagnie ne nous procurera pas de traîneaux à chiens ; il en manque

lui-même. »

Obstiné, le capitaine Berry reprend la parole :

« Le voyage par mer sur des chaloupes à travers les récifs de la baie James est long et périlleux et je ne sais si je dois en prendre la responsabilité, tandis que... »

Je vois qu'il n'a pas abandonné l'idée de rester à son bord, mais il sent qu'après l'intervention du Russe il est seul de son avis et sa phrase reste en suspens. Je murmure doucement :

« Cap, nous avons tous deux charge d'âmes, il ne faut pas nous séparer. »

Le brave officier se contente de soupirer douloureusement. A cet instant, Hérodier qui, jusqu'ici, n'était pas intervenu dans la discussion expose d'une voix calme :

« Evidemment, je le comprends bien, il faut avant tout sauver la vie du personnel, mais il y a aussi les intérêts de MM. Revillon Frères à sauvegarder. »

où veut-il en venir ? Tous les yeux sont fixés sur lui ; après une pause, il reprend avec un flegme impressionnant :

« Je vous propose donc de rester sur l'épave pendant l'hiver pour y protéger la cargaisons d'un éventuel pillage. »

Je proteste :

« Du pillage, dites-vous ? C'est peu vraisemblable, les Esquimaux sont honnêtes et les lois contre les voleurs sont féroces dans ce pays.

- D'accord, mais qui sait si, encouragés par nos concurrents, ils ne se laisseront pas tenter ? Le père Eberhardt n'est plus là pour les retenir et les marchandises restées sur une épave abandonnée appartiennent de droit à ceux qui les sauvent ; dans ce cas, agents de la Compagnie eux-mêmes pourraient s'en emparer. »

Cette affirmation m'ébranle, mais je proteste encore :

« Réfléchissez, mon ami, aux souffrances que vous subirez par des

froids de -60°. »

Il rit :

« Je trouverai dans les soutes pour me réchauffer autant de charbon de Cardiff qu'il m'en faudra. »

J'insiste :

« Mais, Hérodier, vous risquez votre vie, songez aux privations pendant ce long hiver.

- Et les tonnes de vivres qui sont entreposées dans les flancs du navire, qu'en faites-vous ? »

Il a réponse à tout.

« Les tempêtes, poursuit-il, vous les subirez comme moi pendant votre voyage de retour. En m'associant avec lui, j'ai promis à M. Victor Revillon de tout faire pour l'aider dans ses projets, je tiens ma promesse. Si Dieu le permet, je ferai du trafic avec les Esquimaux, je troquerai les marchandises d'échange qui sont à bord contre de la pelleterie et je serai ainsi le premier chef de poste de la Maison Revillon Frères dans la baie d'Hudson. »

Les jeunes Français qui l'écoutent l'acclament d'enthousiasme ; plusieurs se proposent pour rester avec lui sur l'Eldorado, mais je m'y oppose : l'aventure est trop périlleuse. Les préparatifs du départ commencent cette même nuit : nuit merveilleuse éclairée par une aurore boréale de toute beauté. Vers onze heures, deux colonnes d'un pourpre ardent s'élèvent et se rejoignent en une arcade démesurée, des fulgurances partent tout le long de ce portique géant et illuminent d'une lueur éblouissante le pont sur lequel nos hommes travaillent. Berry, seul, demeure taciturne : il sait trop bien que ces phénomènes, fréquents dans les régions hyperboréennes, sont précurseurs de graves perturbations atmosphériques. Après avoir abandonné son navire, risquer la vie de son équipage sur des chalands lui semble une éventualité inadmissible, aussi se retourne-t-il vers moi :

« Est-ce un ordre ? »

Je réponds sans hésiter : « oui !

- Vous en prenez la responsabilité »

J'hésite un quart de seconde, mais une voix intérieure me dit « oui » et je répète : « Je la prends. »

Alors le capitaine se renferme en lui-même et, jusqu'au moment du

départ, il ne prononce plus une parole.

3 septembre. - L'aube est glaciale, la mer est sans la moindre ride, la visibilité parfaite, brise intermittente entre est et nord, temps propice évidemment pour débarquer l'équipage dans les chaloupes et gagner la terre. Avec un ordre parfait, les charpentiers canadiens et le personnel des postes s'entassent dans les quatre barges à fond plat ; ils emportent avec eux des vivres pour dix jours, des objets de campement, des ustensiles de cuisine et deux toiles de tente. La vedette à moteur les remorquera tandis que les matelots anglais, à bord des deux baleinières, précéderont le convoi. Un premier incident survient : au moment de descendre le canot à essence de ses pistolets, l'anneau d'avant cède brusquement et l'embarcation reste suspendue dans le vide à un mètre à peine de la surface de la mer. Grosse émotion ! Heureusement, l'anneau d'arrière tient bon et un matelot parvient à rétablir la situation au moyen du palan frappé sur le cabillot. Rien de gave, seul le réservoir à gazoline s'est rempli d'eau, il faut le vider avec soin et refaire le plein d'essence. Résultat : retard d'une demi-heure. J'entends une voix grommeler :

« Fâcheux présage. »

Je lève la tête et vois le mécanicien russe, athée et forte tête, se signer par trois fois avec ferveur : fausseté ou inconscience A midi exactement, je tente de mettre en marche ; après quelques essais infructueux, le moteur grogne, la manivelle se braque ; je suis en nage. Pour m'encourager, Bodgatchoff, qui regarde maintenant par sabord, me crie :

« Courage, il parle. »

Nous avons chanté victoire trop tôt ; pulsations de l'engin récalcitrant s'espacent et finalement se taisent. Sur le conseil du Russe, je change les bobines ; encore une demi-heure qui s'écoule !

Enfin, on peut partir. Il est grand temps, les perturbations annoncées par l'aurore boréale se précisent, au loin les grondements de la foudre se rapprochent.

Le moment des adieux est venu. J'étreins une dernière fois la main d'Hérodier. Le vaillant gardien de l'épave s'efforce de contenir son émotion. J'ai le coeur bouleversé à la pensée que nous n'aurons plus de nouvelle de lui pendant un an et le sentiment de ma responsabilité m'écrase.

L'hiver, les blizzards, la banquise en marche, tous ces dangers m'apparaissent subitement ; jamais je n'aurais dû consentir au sacrifice du jeune Français !

Le capitaine Berry quitte comme il convient son bord le dernier. Très maître de lui, il s'avance vers la coupée d'un pas d'automate et embarque sur sa baleinière tandis que je prends place à bord de la vedette. Le moteur est lancé cette fois et notre convoi se dirige vers la terre. Il est alors 4 heures et demie de l'après-midi. Longtemps, je distingue la haute silhouette d'Hérodier ; les bras croisés sur la poitrine, il nous regarde partir. Que peut-il bien penser? A 7 heures, le crépuscule tombe : c'est fini, je ne verrai plus l'Eldorado. Tant de travail, de fatigues, de dangers affrontés depuis un mois, tant d'argent perdu, pour aboutir à la débâcle de nos projets. Un sanglot que je ne peux contenir s'échappe de ma gorge et, doucement, je me mets à pleurer.

4 septembre. - Le capitaine Berry examine la côte avec ses jumelle : elle est basse, désertique et défendue de la mer par une série de dunes infranchissables. A l'estime, nous savons que l'embouchure de la Whale ne doit pas être loin, mais des bancs de sable nous empêchent de l'apercevoir.

Vers 7 heures, subitement, le vent se lève avec la marée et souffle par rafales brutales qui gênent notre navigation. La perturbation annoncée par la chute rapide du baromètre et signalée par l'aurore boréale de la veille ne tarde pas à ameuter les lames qui déferlent sur l'avant des barges; celles-ci, trop lourdement chargées, tanguent dangereusement et notre train de bateaux se disloque. Des signes d'inquiétude se manifestent à bord des péniches, peu faites pour tenir la mer. Leurs occupants sont culbutés les uns par-dessus les autres à chaque coup de roulis. La panique peut amener une catastrophe. Berry cherche à rallier les chalands autour des baleinières en lançant des appels avec une sirène à main qu'il a emportée avec lui ; c'est une sorte de moulin grotesque qui provoquerait le rire si le danger n'était pas si évident. L'instrument, couvert de rouille et de vert-de-gris, lance des croassements lamentables semblables à ceux d'un corbeau écorché. Une des barges, soulevée par une lame, s'écrase sur les récifs ; je vois des hommes se jeter à la mer, ils gagnent le rivage avec de l'eau jusqu'aux aisselles, Dieu soit loué, ils sont sauvés, mais la cargaison contenant nos réserves de vivres est perdue. Nous nous éloignons de la terre en hâte pour éviter un nouveau malheur. La nuit se passe à louvoyer au large des dunes.

Dans le bruit du ressac, la sirène continue à beugler. Au jour, spectacle lamentable, la flottille s'est égaillée et trois de nos barges sur quatre sont au plein. Continuer à naviguer dans ces conditions serait folie, aussi le capitaine, les mains en cornet, nous crie-t-il dans le vent :

« Ralliez tous l'îlot, et mettez-vous à la côte la plus proche. »

La vedette accoste au milieu d'un amoncellement de galets. Malédiction ! en échouant, notre hélice se brise sur une roche. L'embarcation cette fois devient inutilisable. Cependant, il faut la garer des vagues qui déferlent avec fracas sur la grève et menacent de tout submerger. Une grande brise venue de Baffin siffle rageusement et la mer s'est creusée. Après de longs efforts, nous parvenons à haler la vedette sur la plage et, comme la pluie fouette avec violence, nous nous réfugions sous la capote de toile posée sur des cerceaux qui abrite le moteur. Il faut attendre que la bourrasque passe. Une heure plus tard, impatient de savoir ce qu'il est advenu de nos compagnons, je me risque à sortir de mon abri. A travers le rideau de pluie qui masque la terre, je finis par distinguer la baleinière du capitaine garée derrière un promontoire de faible élévation. Ma première idée est de me jeter à l'eau pour la rejoindre à la nage, mais le pertuis qui nous sépare est large de plus d'un demi-mille et les courants sont violents. J'hésite : assez de catastrophe déjà, n'en créons pas d'inutiles ! Nous ramassons des débris d'épaves provenant de la barge qui s'est échouée pour allumer un feu. Comme le bois humide ne prend pas, le Russe Bodgatchoff déverse sur le foyer l'essence qui reste dans le moteur de la vedette et une flamme bleu s'élance aussitôt dans le ciel en tourbillonnant. Berry et ses matelots l'apercevront certainement ; il n'y a plus qu'à patienter en faisant sécher nos vêtements ·à la chaleur du brasier. Ivan Bodgatchoff, assis à côté de moi, tousse, éternue et grogne :

« Maudite navigation ! on n'entraîne pas des chrétiens dans un pareil pays ! »

Ce n'est pas cet animal-là qui me remontera le moral. Lugubrement, je repasse la série des événements et commence à douter de la Providence. Au temps heureux de mon enfance, la mort me paraissait un mot vide de sens, tandis que ce soir j'en mesure l'horreur, non seulement pour moi, mais pour tous mes jeunes compatriotes accourus à mon appel. Au moment même où je sens le désespoir m'envahir, je perçois un bruit lointain d'avirons, ce sont les marins de la baleinière qui, ayant aperçu les lueurs de notre foyer, viennent à notre aide. Il est temps, le feu s'est éteint, pas une broussaille sur l'îlot pour le rallumer, et pendant la nuit la bourrasque a enlevé la capote de la vedette qui nous servait d'abri, nous grelottons.

Enfin, la baleinière accoste et Berry saute à terre le premier ; l'autre baleinière s'est perdue sur brisants ; de toute sa cargaison, il ne reste rien, même pas une paire de bottes. C'est un nouveau désastre.

Quant aux barges, le jusant a dû les entraver au milieu des pertuis de cet inextricable labyrinthe de canaux qui forment le delta de la Whale. Nous embarquons tous sur la baleinière du capitaine pour rejoindre l'embryon de camp que les matelots ont installé à l'abri des vents du large. Ces braves gens nous font sauter une omelette avec des oeufs de goéland trouvés dans les rochers. Le goût en est un peu faisandé, mais, l'appétit aidant, j'avoue que nous y faisons grand honneur. Une gorgée de gin suffit pour ramener chez tous la bonne humeur. Entre-temps, nos matelots sont repartis à la recherche des barges. La nuit se passe dans de mortelles angoisses. Enfin, à l'aube, nous entendons le claquement d'une arme à feu, ce sont les naufragés qui appellent au secours. La baleinière ne tarde pas à les rejoindre sur une dune où ils se sont réfugiés et où ils ont enduré les pires souffrances. Les barges sont démolies, toute la cargaison a été entraînée par les courants. il faut recourir à des installations de fortune pour recevoir les malheureux, transis de froid, qui n'ont ni bu ni mangé depuis deux jours.

La situation est affreuse mais nette : nous nous trouvons à plus de mille milles de la voie ferrée, avec très peu de vivres et, à part la baleinière, aucun moyen de transport. Comment affronter les 500 kilomètres de mer qui nous séparent de la rivière Moose ? D'autre part, les nuits sont glaciales et les jours diminuent de semaine en semaine. Nous séparer ? Personne n'y songe, à part peut-être les matelots anglais qui pourraient s'entasser sur l'unique baleinière. Mais je constate avec satisfaction que pas un instant leur capitaine n'admet la possibilité de nous abandonner.

Au matin du troisième jour, l'aube se lève sur un ciel lumineux et glacial, le vent a tourné au nord et, comme nos rescapés des baleinières ont repris suffisamment de forces, nous décidons de nous mettre en route. L'expédition comprend soixante personnes. Qui la commandera ? Berry ou moi ? Le capitaine se récuse, d'abord parce que je suis délégué des affréteurs, ensuite parce que c'est moi qui ai pris la responsabilité d'abandonner le navire, enfin et surtout parce qu'il est marin et n'a aucune qualité pour donner des ordres à terre. J'accepte et décide que les charpentiers canadiens (tous plus ou moins bûcherons et coureurs de bois) ouvriront la marche afin de frayer e chemin et que Berry et ses vingt-cinq matelots suivront tandis que je formerai l'arrière-garde avec les Français.

Les vivres et objets divers que nous avons pu sauver : lard, sucre, thé, farine, objets de campements, armes, seront divisés également entre tous, chacun devant porter un poids égal afin d'éviter les jalousies. La bonne entente, plus que jamais, est indispensable entre gens de nationalités différentes.

Partie le 8 septembre au petit jour, notre caravane chemine en silence à travers les défilés de la côte. Un épais brouillard règne sur la mer et j'aperçois comme des fantômes nos hommes, le dos courbé sous le poids des colis qu'ils coltinent. Ces ombres mouvantes aux contours incertains contrastent avec la rigidité des pins qui s'échelonnent le long des falaises. A mesure que nous avançons, le terrain devient plus malaisé, des blocs granitiques nous obligent à de nombreux détours et le sol hérissé de rochers à angles aigus déchire les pieds des marins peu habitués à la marche. Cependant ils vont stoïquement, sans se plaindre, leur amour-propre est en jeu et aucun ne voudrait abandonner la colonne.

Le soir du troisième jour, des fumées nous annoncent l'approche du Fort George, un des postes importants de la H. B. Co sur la côte est de la baie. Harassés de fatigue après une étape particulièrement pénible de 15 milles, nos hommes installent leur campement dans la pénombre, à quelques yards des bâtisse de nos concurrents. Demain nous aviserons. Ferai-je une vite au Factor ? ou, plein de dignité, continuerai-je ma route ? Telle est la question, celle que je discute avec le capitaine Berry. Bien entendu, ce dernier est pour la visite. Nous nous endormons d'un lourd sommeil, la nuit est silencieuse, les chiens esquimaux du poste ont cessé leurs querelles. Rien ne bouge alentour.

Au réveil, la nuit ayant porté conseil, je décide de me rendre chez le Factor avec le capitaine. l'entrée du bâtiment principal, j'interpelle un métis esquimau, un des employés du poste sans doute. Interloqué, il considère avec méfiance ces étrangers qu'il n'a jamais vus. Cependant, il nous fait pénétrer dans la cuisine et nous déclare dans ce mauvais anglais dont je commence à avoir l'habitude :

« Si vous venez pour le Factor, je dois vous prévenir qu'il est malade et qu'il dort.

- Faites-lui savoir que des visiteurs ont une communication urgente à lui faire.»

Il hésite et demeure pendant une bonne minute la main sur le loquet de la porte. J'entends un remue-ménage au premier et une voix crie du haut de l'escalier :

Dites-leur de venir. »

Nous montons. Comme je ne rencontre âme qui vive, je frappe à une porte :

« Entrez. »

Une odeur fade de benjoin et de formol flotte dans une pièce obscure dont les volets sont clos. Une lampe à huile éclaire faiblement le lit défait. Un homme maigre aux yeux brillants de fièvre s'avance vers moi, les joues envahies par une sorte de lèpre qui indique une barbe de plusieurs jours. Il est habillé et a mis en hâte un faux col blanc, je dis à la hâte parce que je remarque que le bouton est posé à l'envers. Un Britannique tient toujours au décorum et le Factor n'a pas voulu nous recevoir couché. Je me présente et, à son tour, dit d'un ton rogue :

« Milligan Hodge, Factor de la H. B. Co. »

Dissimulé dans l'ombre, j'aperçois alors le comptable de l'établissement, un petit homme rondelet qui se lève en disant d'un ton aimable :

« Salut à chacun. »

Pas d'erreur, cet honorable comptable est un Canadien français. Le Factor lit attentivement un papier. De temps à autre, in lève son regard sur moi et me considère avec attention ; dans ses yeux passe une lueur mauvaise. Les minutes s'écoulent et, comme il ne dit mot, je me décide à exposer notre situation critique avec nos soixante naufragés qui n'ont plus que quelques jours de vivres.

« Je sais, je sais, fait-il, excusez-moi de ne pas m'être informé de vous dès votre arrivée à Fort George, mais je suis grippé et ne peux quitter ma chambre. »

Je ne puis m'empêcher de lui dire :

« Vous avez donc appris le naufrage de l'Eldorado ? »

Il rougit légèrement, mais se reprend vite :

« oui, mon collègue Gillies, le Factor de Whale river, m'en a averti. »

Et il me montre le papier qu'il est en train de lire.

Je hasarde :

« Alors, que pouvez-vous pour nous ?

- Ce que je puis faire ? mais rien ; ma goélette est partie ce matin même pour reconduire à la mission de Rupert Mgr Newmann, notre évêque, et je n'ai à ma disposition aucun autre moyen de transport à vous offrir.

- Rien ! relève vivement Berry, c'est peu. » Et avec autorité, il tend sa carte : « William H. Berry. . . »

En voyant les titres du capitaine, le visage fermé du Factor se détend et, presque gracieusement, il prononce :

« Bienvenue, capitaine Berry, je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus, mais soyez sûr que vos marins anglais seront bien traités à Fort

George. »

Puis il nous fait asseoir et, d'un ton indifférent, s'informe de nos projets sans manquer de nous avertir en passant que les dettes contractées par les Indiens sont terriblement onéreuses pour la Compagnie, que l'alcool vendu par les free-traders détruit tout commerce honnête, etc., etc. C'est décidément la formule adoptée par les agents de la Compagnie, à l'instigation de Mac Nab, pour nous dégoûter de nos desseins et nous inciter à abandonner le pays. Le Factor a reçu l'ordre de nous démoraliser et il l'exécute. Au moment de franchir le seuil de cette demeure peu hospitalière, je me retourne pour déclarer :

« Je regrette infiniment, Mr. Hodge, d'apprendre que Mgr Newmann a quitté Fort George, car j'aurais eu plaisir à le rencontrer.

- Vous le connaissez ? » demande-t-il, visiblement surpris.

« Non, mais les Indiens m'ont parlé souvent de sa grande bonté. »

Et, le regardant dans les yeux, j'ajoute :

« Son haut sentiment d'humanité en fait un précieux apôtre pour la mission anglicane. »

Mon interlocuteur ne répond pas, mais ses sourcils froncés me font bien voir qu'il n'est pas de la même école. A la différence du prélat, Hodge se fait gloire en effet de la terreur qu'il inspire aux indigènes.

Le lendemain, nous reprenons notre marche, sans avoir rien obtenu du Factor, même pas une parole d'encouragement. Seuls les marins anglais ont reçu du poste quelques rations de porridge qu'ils se sont empressés de partager avec leurs camarades, je suis heureux de le dire. Au moment du départ, le jeune comptable canadien français vient nous saluer de petits « B'iou, B'jou », accompagnés de saluts. Le brave garçon ménage l'avenir : peut-être trouvera-t-il plus tard un poste avantageux chez nous et ses « B'jou » répétés claquent dans l'air matinal comme la décharge d'un fusil à deux coups.

Les entours du poste sont déjà jonchés de feuilles desséchées par les gelés ; une légère couche de grésil couvre la piste sinueuse et la frange de glace qui borde « l'East Main » a gagné en étendue depuis la veille.

Le brave capitaine, habitué aux tropiques, frissonne en relevant frileusement son col.

« Si le vent tourne au nord, l'embâcle se fera vite, fait remarquer un des charpentiers canadiens. Elle emprisonnera le courant de la Moose et ce sera pour nous une excellente piste glacée sur laquelle nous pourrons tirer nos toboggans.

- Des toboggans ? mais il faudrait en avoir.

- Quand le temps sera venu, je ne serai pas long à vous en fabriquer ; à Moose Factory, le bois ne manque pas », répond le brave charpentier.

Après de dures étapes, nous atteignons le troisième jour la rivière Rupert où nous pensions trouver l'Inenew, la goélette de la Compagnie qui avait dû amener Mgr Newmann. Les bâtiments de la Mission sont situés sur la rive droite de la rivière alors que les entrepôts de la Compagnie s'étagent sur le sud de la berge. Une petite église méthodiste se profile sur un ciel lumineux ; à quelques toises de la chapelle, une longue bâtisse sert de demeure aux missionnaires de l'Eglise réformée. Prenant la tête de la troupe, je me dirige vers la mission. Une vingtaine d'indigènes se pressent autour d'un homme de haute taille à l'allure jeune et sympathique. Une barbe blonde taillée en pointe encadre son visage bronzé par le soleil et la réverbération de la neige. Il porte la longue redingote et le col blanc en celluloïd fermant par-derrière des dignitaires de la religion protestante. A la seconde même où notre groupe apparaît sur la berge, il tourne vers nous la tête. D'un geste vif, il écarte les enfants crees qui se pressent autour de ses longues jambes guêtrées de drap et s'avance, la main tendue :

« Monsieur d'Ax, sans doute ? » Puis, se tournant vers le capitaine : « C'est au capitaine Berry, commandant de l'Eldorado, que 'ai l'honneur de parler ? »

Et, courtoisement, il nous invite à entrer au presbytère. L'évêque est aussi bien, renseigné sur les détails du naufrage que sur l'objet de notre expédition. Comment ? par qui ? mystère ! les nouvelles dans le grand Nord canadien se propagent avec une rapidité surprenante.

« Quand vous êtes arrivés, Messieurs, nous explique-t-il, j'écoutais les doléances de quelques Indiens qui reviennent de leurs territoires de chasse. La disparition presque complète du caribou les réduit à un état voisin de la famine. Le ravitaillement de ces misérables populations, croyez-moi, est un gros problème - la figure du prélat se voile de tristesse - et tous ces pauvres diables sont endettés. . . » Il hésite un moment et poursuit :

« Notez, Monsieur, que je ne discute pas ; je sais que si la Compagnie n'était pas intransigeante sur ce chapitre, elle n'aurait qu'à fermer la moitié de ses comptoirs. Cependant, on n'est pas homme quand on admet qu'il puisse exister sur cette terre un seul être humain qui meure encore de faim dix-huit cents ans après Jésus-Christ. »

Il marche à grandes enjambées à travers la longue salle nue où il nous a fait entrer et ses pas résonnent dans le silence de cette pièce austère aux murs ornés de gravures représentant des scènes de l'Ancien Testament. Tout à coup, il s'arrête devant moi comme pour me prendre à témoin et poursuit avec une certaine âpreté dans la voix :

« On a cru en haut lieu que tout irait bien lorsque la Compagnie de la baie d'Hudson aurait une charte l'obligeant à prendre en charge la vie et la santé des indigènes. C'eût été trop simple évidemment ! Les hommes d'Ottawa n'ont pas réfléchi qu'une affaire commerciale se préoccupe des intérêts de ses actionnaires avant de se soucier d'œuvres philanthropiques ; aussi verrez-vous d'affreuses misères dans les bien

lands où vous voulez, me dit-on, fonder des comptoirs. »

Et avec un rire amer il ajoute :

« Ces peuplades primitives ne passent pas brusquement et sans heurt à une condition supérieure de vie ; il y a l'alcool et tous les vices apportés par les Blancs. Vous ne tarderez pas à vous en rendre compte. »

Je considère avec admiration l'évêque ; sa réputation de bonté est immense parmi les peuplades errantes du grand Nord depuis la baie James jusqu'à Baffin et je sais qu'il mène une lutte sévère et courageuse contre la dureté des agents de la H. B. Co. et les pratiques abominables des free-traders et des trafiquants d'alcool.

Doucement, la porte coulissante qui nous sépare de la chapelle s'entrouvre et une jeune fille d'une vingtaine d'années entre dans la salle ; elle marche avec difficulté en s'appuyant sur deux cannes.

« Ma fille », dit Mgr Newmann en la prenant par le bras et en l'aidant, avec des délicatesses de garde-malade, à s'asseoir sur l'unique fauteuil de la pièce.

Depuis l'âge de douze ans, un rhumatisme déformant interdit à cette malheureuse enfant de se mouvoir sans l'aide de béquilles. Le terrible climat du grand Nord a déterminé chez elle cette implacable maladie à la suite d'une scarlatine et cependant elle refuse obstinément d'aller se soigner sous un ciel plus clément. Comme je lui parle de la Floride et des pays où le soleil fait des miracles, elle me répond avec une résignation souriante :

« Mon devoir est auprès de mon père, au milieu de ces pauvres gens qui ont besoin de nous ; devant Dieu, nous en avons pris la responsabilité ; je n'abandonnerai pas le poste où sa volonté divine m'a placée et ces lieux enchanteurs, dont j'ai lu la description dans des livres, ne me tentent pas. »

Une sorte de joie mystique rayonne sur son charmant visage ; la fièvre du prosélytisme met une flamme ardente dans son regard. Elle n'a pas prononcé dix paroles que j'ai compris le secret de sa force intérieure.

A cet instant, le loquet grince, et la porte s'ouvre toute grande cette fois pour laisser passer un petit homme vif et pétulant ; des gouttelettes d'eau formées par la brume ruissellent sur sa figure ronde et couperosée. Il s'excuse avec force gestes de ne pas s'être fait annoncer. Comme un vent aigre pousse dans la pièce es feuilles d'automne accumulées sur la piazza, Mgr Newmann crie avec un geste d'impatience :

« Que diable, mon cher, fermez donc la porte, vous allez nous faire attraper la mort. »

Puis, désolé de son mouvement d'humeur, il contenue plus doucement :

« Entrez, Griffith, approchez que je vous présente à Monsieur d'Ax et au capitaine William Berry qui, comme vous l'avez appris sans doute, ont fait naufrage avec l'Eldorado devant Whale river. »

Et, les yeux pétillants de malice, le prélat conclut en manière de plaisanterie :

« Ralph Griffith est le Factor de la Compagnie à Rupert ; vous êtes donc, Messieurs, des confrères dans le métier des fourrures. »

La plaisanterie est peu goûtée du petit homme qui, comme un coq dressé sur ses ergots, jette d'une voix aigre :

« Je doute, après ce qui vient de leur arriver, que ces messieurs persévèrent dans leur projet de s'établir dans la baie d'Hudson.

- Voyons, Griffith, réplique Mgr Newmann conciliant, sachez donc vous élever au-dessus de la lutte des intérêts et montrez aux Français que vous savez accorder le fair play, surtout à des adversaires. »

Troublé par la présence de Miss Ruth qui fixe son père avec admiration, le Factor marmonne des explications confuses et invoque des prétextes malheureusement assez plausibles. L'Inenew est parti la veille au-devant de l'Inspecteur du district et la goélette qui stationne toujours à Rupert a été démâtée lors de la dernière tempête.

Griffith, heureux d'apprendre que nous n'avons pas l'intention de séjourner à Rupert, s'humanise et daigne nous donner quelque conseils :

« Ne suivez pas le littoral de la baie James, vous allongeriez ainsi votre parcours d'au moins trente milles et vous vous enliseriez en traversant les marécages de l'estuaire de la Moose. »

J'interroge du regard Mgr Newmann qui contemple par la fenêtre le paysage désolé tout en pianotant sur la grosse Bible posé sur son bureau.

« Que conseillez-vous, Monseigneur ? »

Il relève la tête :

« C'est embarrassant, cher Monsieur, car es deux routes offrent des avantages et des inconvénients ; je crois pourtant que Griffith a raison ; à votre place, je couperais délibérément à travers la brousse pour atteindre au plus vite la baie de Hannah. N'oubliez pas que l'hiver vient à grands pas et.. . »

Il n'achève pas, mais son silence est éloquent. Le Factor, satisfait de nous avoir convaincus, reprend la parole. Il affecte de s'adresser toujours au capitaine et de m'ignorer :

« Piquez au sud jusqu'au lac Massakamy ; de là, vous descendrez facilement l'Abittibi jusqu'au Temiscamingue où vous rencontrerez la voie ferrée quelque part vers Mattawa.

- Bien, déclare l'évêque en se levant, et maintenant Ruth prépare le thé, il faut reprendre des forces ; vous êtes mes hôtes, Messieurs, ne l'oubliez pas. Tous les vivres de la Mission sont à la disposition de vos pauvres naufragés, sans distinction. »

Ralph Griffith, sous le regard de Miss Ruth, se sent honteux de ne rien nous offrir ; aussi, s'adressant à Berry, l'invite-t-il à venir au poste avec ses hommes :

« Vos marins y trouveront t gîte et le couvert », dit-il en s'efforçant d'être gracieux.

« Dieu vous bénisse, s'écrie en riant l'évêque qui tient visiblement Griffith en piètre estime, comme tout s'arrange dans la vie ! Les Français et les Canadiens à la Mission, les Britanniques à la Compagnie ! »

Pendant quarante-huit heures, notre troupe trouve dans cet asile de paix un confort relatif et un repos absolu, repos qui nous permet de reprendre la piste le 29 septembre au matin.

27 septembre. - Dans le ciel bas court une avalanche de gros nuages menaçants ; à 2 heures, la neige se met à tomber en flocons serrés. Nous aurions dû nous munir de mocassins et de raquettes, mais Griffith, n'en ayant qu'un stock limité dans son entrepôt, a refusé de nous en vendre, aussi enfonçons-nous de plusieurs pieds dans cette couche épaisse qui adhère à nos chaussures et ralentit notre marche ; il faut nous arrêter au bout de quelques milles, bien avant l'étape que nous nous étions fixée.

Nos charpentiers creusent une sorte de tranchée et les hommes s'y empilent pour passer la nuit, les uns à l'abri des toiles de tente, les autres sous le couvert des pins. Avant de me coucher, je place un homme de garde qui a pour mission de veiller, peut-on savoir ? et je passe une dernière inspection, muni de la lampe-tempête que j'ai empruntée au capitaine. Je trouve les dormeurs recroquevillés, les genoux à hauteur du menton, dans la position des clochards sous un pont.

A 7 heures, je fouille avec mes jumelles l'aube naissante, encore trouble comme une lumière d'aquarium. La neige ne tombe plus ; je fais lever les hommes qui, recrus de fatigue, protestent. Nous nous mettons en route, le sol est gelé et nous avançons plus rapidement que la veille.

A midi, nous avons atteint la baie de Hannah. Les eaux calmes de cette large crique sont déjà encombrées de packs et de floes ; malgré ma défense, deux de nos matelots, Eddie Page et James Bramwell, cherchent à les traverser en sautant de glaçon en glaçon. Mal leur en prend : des couples de morses géants, furieux d'être dérangés dans leurs amours, les chargent avec fureur. Les deux matelots doivent faire usage de leurs carabines pour empêcher leurs assaillants d'escalader le pack sur lequel ils se sont réfugiés. L'un des animaux a enfoncé ses terribles défenses dans la glace et il ne faut pas moins de trois coups de feu dans le museau pour l'abattre. Le cadavre est prestement hissé sur la grève ; son foie grillé sur la braise constituera le plat de résistance de notre repas du soir.

Me conformant aux avis de Mgr Newmann, je décide d'abandonner les bords de la baie de Hannah pour piquer sur le lac Massakami. Au bout d'une heure de marche, nous avons perdu de vue les dunes sablonneuses que blanchit perpétuellement la houle de la baie James et nous nous enfonçons dans la brousse au milieu d'un inextricable fouillis d'arbustes nains. Le charpentiers marchent toujours devant ; le soir venu, ils préparent le bivouac en choisissant une sapinière dont les fûts serrés nous protègent des morsures du vent. Les jours se suivent ; nos cheminons à la boussole; aurons-nous la force de couvrir cette interminable distance ? Au cours des longues étapes, je profite parfois d'une halte pour faire l'escalade d'un mélèze et reconnaître de mon observatoire les points de repère que l'évêque m'a indiqués sur une carte. L'atmosphère clarifiée par les gelées d'automne est si transparente que toute distance s'efface et que la visibilité s'étend à plus de dix lieues à la ronde.

Un matin, perché sur un épicéa de grande taille, j'aperçois en faisant mon tour d'horizon trois minuscules silhouettes qui s'agitent dans le marécage. Je ne me trompe pas ; ce sont des hommes dont les formes encore imprécises grossissent rapidement en se rapprochant de nous. Je me laisse glisser de mon arbre et, tout joyeux, je me port au-devant de la petite troupe ; rencontrer des êtres humains dans la solitude de ce maquis désert, quelle aubaine inespérée ! A 10 toises de moi, un Blanc à la carrure athlétique s'arrête brusquement et, d'un geste impérieux, coupe court à mes démonstrations.

Cloué sur place par cet accueil inattendu, je considère avec étonnement l'homme qui me dévisage sans bienveillance. Un rictus arrogant accuse sa mâchoire proéminente et soulève sa moustache de reître en découvrant une double rangée de dents de carnassier. Deux Indiens chippewayans suivent à quelques pas, attelés à des toboggans chargés de provisions dont, hélas ! nous ne profiterons pas, j'en ai déià la certitude.

Sans autre préambule, le géant se présente : « Abraham Scott, Inspecteur de la H. B. Co. à Moose Factory » et, d'un ton qu'il cherche à rendre moins agressif :

« Je sais qui vous êtes, Messieurs ; votre navire est perdu et, cette fois, sans espoir de renflouement (sans doute fait- allusion au Stord en voie de réparation). Vous avez cru pouvoir nous concurrencer sur nos propres territoires ; d'autres que vous s'y sont déjà cassé les reins. »

Et, avec un cynisme que notre infortune présente ne semble pas apitoyer, il conclut en me fixant de ses yeux gris et froids comme un jour de décembre :

« Vous n'êtes pas les premiers, vous ne serez certainement pas les derniers. »

Puis, sans plus se soucier de moi, il se tourne vers Berry :

« Quant à vous, Captain, vous êtes de nationalité britannique et vous servez des étrangers ; ne comptez sur mon aide qu'à la condition expresse de rompre totalement avec eux. »

La figure subitement durcie, Berry réplique sèchement :

« J'ai signé librement un engagement ; j'exécuterai sans les discuter les ordres de mes armateurs ; que je sois Britannique ou non, cela ne vous regarde pas, Mr. Scott ; pour moi, je ne vous demande rien, mais nos matelots, qui sont Anglais eux aussi, auraient pu espérer un peu de pitié ; nos réserves s'épuisent et nos hommes n'ont devant eux que quelques jours de vivres.

- Je regrette, reprend sèchement le Factor ; vous vous mettez dans le camp de nos adversaires, à votre aise ; moi, je sais ce qui me reste à faire ; le poste de Moose est d'ailleurs à plus de 50 milles et mes toboggans ne contiennent pas assez de nourriture pour que je m'amuse à partager avec des ennemis ; au revoir et bonne chance. »

Et, sans un mot de plus, il tourne les talons et fait un signe aux Indiens ; les toboggans démarrent ; nous sommes de nouveau seuls, un peu plus las, un peu plus découragés !

26 septembre. - La nuit m'a paru sans fin, le réveil est lugubre ; depuis notre départ de Rupert, nous avons consommé la moitié de notre bacon et les trois quarts de nos biscuits ; si le présent est sombre, l'avenir est redoutable ; je bouscule les hommes pour les faire se lever : « Courage, les gars, vous n'allez pas vous laisser distancer par les Canadiens ? » Les matelots ronchonnent, mais l'instinct animal qui existe chez tout être humain les pousse à se remettre en route ; rester en arrière, c'est la mort. Le temps est désolant, tout s'acharne contre nous ; aucun gibier en vue ; la figure fouettée par l'averse glacée, nous avançons sous un ciel de cendres. Delavault, le plus jeune de nos chefs de postes, se traîne chaussé de savates attachées par des ficelles ; les pieds de nos

matelots sont en sang ; notre pauvre capitaine sexagénaire et habitué aux mers tropicales souffre cruellement, mais il garde un silence héroïque.

27 septembre. _ J'ai passé une nuit affreuse, recroquevillé sous un abri de branchages, marmottant des prières sans suite comme un pèlerin qui égrène son chapelet. Au matin, je m'assoupis lourdement ; je me réveille les cils collés par la gelée ; il me faut une bonne heure pour rétablir la circulation dans mes membres engourdis. A neuf heures, nous levons le camp ; il neige ; impossible de continuer ; la tête dans les mains, j'envisage toutes les éventualités ; la situation s'aggrave d'heure en heure ; ne serait-il pas plus sage de rebrousser chemin ? Berry, consulté, s'en rapporte entièrement à moi. Longuement, je pèse le pour et le contre ; finalement, je décide d'aller de l'avant ; pour donner l'exemple, je prends a tête de la colonne. Triste exemple en vérité ; je n'ai sur le dos qu'un imperméable et aux pieds des bottines de ville qui me meurtrissent cruellement. J'ai passé mes bottes à Delavault. Mais ne suis-je pas le chefs Il faut à tout prix dissimuler mes angoisses, galvaniser notre misérable troupe, reprendre en main tous ces hommes qui commencent à désespérer ; la souffrance influe dangereusement sur la discipline ; les traînards se cachent pour se décharger de leurs colis ; déjà ils ont abandonné sur la route des poches de farine, des paquets de thé, du sucre, et la faim pourtant nous menace !

D'après mes calculs, confirmés par Berry, nous aurions dû atteindre Ies rives du lac Massakamy, mais rien n'indique encore les approches de l'eau. Les oiseaux aquatiques sont rares et nous cherchons en vain des empreintes de castors ou de rats musqués.

Vers le milieu de la journée, le chef d'équipe des Canadiens vient cependant me trouver.

« Je ne voudrais pas vous donner de fausses espérances, mais il y a devant nous des traces d'orignaux. »

Son instinct de vieux coureur de bois ne le trompe pas. Des sabots fourchus ont marqué le sol et de chaque côté de la piste, les pousses de saskatoons sont tranchées par des dents de cervidés. A en juger par la hauteur des branches arrachées, la bête doit être de grande taille. En avançant en silence sous le vent, nous l'atteindrons à coup sûr. Le fox-terrier du capitaine donne malheureusement des signes d'inquiétude ; il dresse son museau, hume le vent et lève la patte comme un chien d'arrêt. Une poule de prairie dissimulée dans le taillis s'envole avec un grand bruit d'ailes ; malédiction, l'éveil est donné ; un orignal et son faon qui se désaltéraient dans une mare détalent à toute vitesse ; des coups de feu déchirent l'air, mais la bête aux jarrets d'acier est déjà loin ; seul le petit faon s'écroule sur le sol. Il y aura tout de même de la viande fraîche pour

tout le monde ce soir.

29 septembre. - Je fais l'appel. Plusieurs marins anglais ont abandonné la colonne. Ils ont sans doute suivi le Chief Factor Scott dans sa marche vers Moos Factory. Un matelot cependant nous rejoint vers le soir ; après 6 heures de marche, il arrive au bivouac dans un tel état d'épuisement qu'il faut lui faire absorber un quart de whisky pour le ranimer. Il a neigé toute la journée ; les flocons chassés par le blizzard qui siffle rageusement nous aveuglent ; la nuit vient et nous sommes loin de l'étape prévue.

ler octobre. - Septembre avait commencé dans une tempête de neige. Il meurt comme il est né, dans une bourrasque de flocons pressés. Depuis le départ de Scott, un sombre désespoir s'est emparé de nous ; les moins valides n'essayent même plus de réagir. Nous sommes au 18e jour de marche et, chaque soir, je constate que nous avons semé un ou deux hommes sur la piste ; les premiers ont sans doute rejoint Scott et gagné à sa suite Moose Factory ; mais les autres ! . . . Je n'ose plus faire l'appel dans la crainte de constater de nouveaux vides. Les limites de la résistance humaine sont atteintes. La nuit tombe. J'hésite à commander la corvée de bois nécessaire à l'entretien du feu. Le vent de révolte que m'a déjà signalé Berry gronde et prend une forme plus agressive que de coutume. Je m'entretiens avec le capitaine de cette situation inquiétante tandis que le jour sombre dans un ciel tragique, d'un vert phosphorescent, sillonné de langues de feu. Un silence de mort règne autour de notre misérable campement.

Soudain, un bruit de branches cassées se fait entendre à quelques toises de nous. D'un geste, j'invite Berry au silence. « Ces gens nous conduisent à la mort », c'est Bodgatchoff qui a parlé ; je reconnais sans hésitation son accent guttural ; le capitaine a une grimace crispée qui trahit son trouble et sa détresse ; il sait trop bien que le Russe cherche depuis longtemps à mettre la zizanie entre les membres de l'équipage ; tous les prétextes lui sont bons pour semer sa propagande révolutionnaire et les hommes, exaspérés par la souffrance, s'abandonnent à ses conseils perfides. Nous ne faisons pas un geste et nous tendons l'oreille. Deux silhouettes viennent de surgir dans l'ombre, l'une démesurée, squelettique, l'autre courtaude, replète, tels les héros de Cervantès, don Quichotte et Sancho Pança ; il n'y a pas, hélas ! matière à rire dans cette réminiscence et pourtant, dans les circonstances les plus tragiques de l'existence, la bouffonnerie côtoie le drame. Quel est donc le compagnon du dangereux mécanicien ; je me frotte les yeux, je voudrais douter ; hélas ! je ne me trompe pas, c'est Thomas Wilson, le maître d'équipage de l'Eldorado, Wilson, l'homme de devoir, fidèle à a discipline, dévoué à ses chefs. Sa grosse figure poupine aux yeux bovins se tourne avec un peu d'anxiété vers son interlocuteur dont les propos ténébreux l'impressionnent et le dépassent à la fois. Sur un ton pathétique d'orateur de réunion publique, Bodgatchoff pérore maintenant : « Votre devoir est clair, Wilson, il faut secouer le joug de vos maîtres et prendre la tête des mutins. »

D'un bond, Berry bondit sur les deux complices : « Bonté divine, Thomas, s'écrie-t-il, d'une voix que l'émotion fait trembler ; vous êtes un rebelle et la corde de chanvre vous attend. »

Dissimulé dans l'ombre, j'arme mon colt, prêt à toute éventualité mais, devant l'attitude énergique du vieux capitaine, le Slave balbutie des explications embrouillées et son regard fielleux devient d'une angélique suavité. Ce fourbe qui ment comme il respire m'inspire une insurmontable répulsion. C'est bien le révolté cynique qui veut abaisser le monde à son propre niveau, le redoutable primaire, imbu d'idées fausses, qui a tout effleuré et rien approfondi, tout embrassé et rien assimilé.

2 octobre. - La neige tombe sans répit ; elle couvre la terre d'une couche de plus de trois pieds d'épaisseur dans laquelle nos hommes laissent ce qui leur reste de bottes. Les rafales nous aveuglent. Nos charpentiers canadiens eux-mêmes, encadrés pourtant de solides vétérans des barren lands, commencent à donner des signes de découragement. Les perfides conseils de Bodgatchoff les ont déprimés plus que les rigueurs des intempéries. Va-t-il falloir nous arrêter Par un froid de - 40°, l'immobilité signifierait l'engourdissement et la mort. Nous nous entassons dans des igloos rapidement creusés dans la neige pour attendre une accalmie. La buée de nos haleines rend l'atmosphère irrespirable. Exténués, mes compagnons se sont endormis. Sur plusieurs d'entre eux, je remarque des taches livides produites par le gel. Sans me soucier de leurs protestations, je les masse vigoureusement ; des élancements douloureux, produits par le ralentissement de la circulation, arrachent des gémissements aux plus stoïques.

3 octobre. - Rien à signaler ;. Le thermomètre se maintient aux environs de - 30°. Vents variables, mais modérés. Dans l'ouest, les nuages de neige, toujours menaçants, ne crèvent pas.

4 octobre. - Nous avons pu marcher toute la matinée sans enfoncer dans la neige durcie. Je profite de l'état du terrain pour allonger les étapes, mais les forces de Berry s'épuisent visiblement à cette allure ; passé à l'arrière-garde, il titube sur la piste glacée. Je l'interroge anxieusement ; il me répond par un signe de la main ; sa respiration est si haletante qu'aucun son intelligible ne passe plus par ses lèvres ; son geste de découragement me fait ma ; je sais bien qu'il ira jusqu'à la dernière once de ses forces ; ce n'est pas la perspective de mourir seul qui lui donne cette sombre expression de désespoir, c'est le regret de ne pas avoir affronté cette mort debout, en plein océan, sur la passerelle de commandement . Je le prends par le bras, je le soutiens de mon mieux, il avance courageusement, courbé en deux sous les rafales qui collent nos pauvres hardes sur nos corps décharnés. Au bout d'une heure, je décide d'arrêter cette marche épuisante ; le capitée, privé de mon appui, se laisse choir le nez dans la neige ; je lui fais absorber du lait concentré. (Mgr Newmann m'en a remis quelques boîtes que je garde comme dernière réserve.) Un peu de couleur revient sur ses joues. Il me remercie avec un sourire navrant et parvient à murmurer :

« Ne vous inquiétez pas ; quand je n'en pourrai plus, je tomberai comme un vieux cheval à bout de forces. L'homme qui s'avoue vaincu est un homme perdu . Promettez-moi seulement de rapatrier mes marins jusqu'à Liverpool. »

Je lève la main en signe de serment ; alors ses traits se détendent, il se couche sur la neige et s'endort presque paisiblement, mais une toux sèche déchire ses poumons mordus par le froid. Toute la nuit, j'entretiens le feu à côté de lui. La lune a disparu ; les étoiles me paraissent si brillantes et si proches qu'il me semble que je pourrais, d'un geste de la main, les ramasser comme une poignée de graviers étincelants. La grande ombre de Bodgatchoff se profile tout à coup sur le sol, et je sors instinctivement mon revolver de son étui ; mais le Russe, sans prendre garde à mon geste, me fait signe de e suivre ; il a une expression de gravité qui me frappe ; sa lampe-tempête à la main, il me guide à l'extrémité du campement et projette en silence la lueur de son fanal sur un corps immobile, allongé sur le sol. C'est celui du plus jeune de nos soutiers. Je détourne la tête pour ne pas affronter le regard de ces yeux sans vie, grands ouverts dans ce visage crispé auquel la mort même n'a pu rendre sa sérénité. Ne suis-je pas de quelque manière responsable de la fin tragique de cet adolescent qui avait toute l'existence devant lui ? Un pas incertain se fait entendre dans la nuit ; avec stupeur, je reconnais Berry qui, dans un sursaut d'énergie, vient rendre les derniers devoirs à son subordonné. Entouré des Canadiens graves et recueillis, il récite d'une voix ferme a prière des morts.

Français et Anglais sont maintenant groupés autour de leur camarade ; ils écoutent dans un morne silence ; leur tour viendra, ils en ont la triste certitude. Les Canadiens ont creusé une fosse profonde de six pieds pour protéger la dépouille de la voracité des loups et des gloutons. Un homme va dormir à jamais dans cette terre de désolation. Comme chef des chauffeurs, le Russe se croit autorisé à prononcer quelques paroles sur la tombe hâtivement fermée. Tous les prétextes lui son bons pour semer ses ferments de haine. D'un geste sec, Berry l'arrête ; il a repris toute son autorité et les hommes, domptés, se retirent en silence. 1 est 6 heures ; l'aurore commence à poindre ; le ciel pâlit rapidement dans l'est ; la neige accumulée sur les branches est si duveteuse que ma respiration suffit à la faire envoler en légers flocons.

6 Octobre. _ Nous avons repris notre route. Les jours diminuent rapidement. A 3 heures, le soleil est déjà très bas ; la nuit polaire arrive doucement mais infailliblement ; nous sommes désarmés contre cette lente marée montante de l'ombre qui s'étendra bientôt sur nous pendant 20 heures sur 24 ; la nostalgie de la lumière produit un effet déprimant sur le moral de la troupe. La pureté de l'atmosphère nous vivifie malgré tout ; isolés des centres de civilisation, nous échappons aux épidémie qui ravagent les agglomérations ; la grippe, apportée de New York, sévit à Ungava, mais les terres de silence restent fermées aux microbes des cités.

Mardi ler novembre. - Ce jour de Toussaint est particulièrement lugubre ; Fred Bradley, le charpentier du bord, un ivrogne invétéré, se couche dans la neige et refuse de se lever ; le capitaine le menace, Wilson lui décoche des coups de pied dans les reins ; rien n'y fait, il faut l'abandonner. Mais il y a décidément une providence pour les ivrognes ; le soir même, l'animal rejoint le camp ; il avait dérobé une flasque de whisky et s'était proprement soûlé.

2 novembre. - Les malheureuses épaves qui composent notre Caravane refusent de prendre la garde et je veille seul toutes les nuits. Il faut de toute nécessité entretenir le feu et parer aux attaques des loups dont l'audace s'accroît de jour en jour. Pour ne pas m'endormir, je me pince durement et j'essaye d'échafauder des projets d'avenir, mais une tête vide refuse tout travail. Au moment où je me retourne après avoir chargé le foyer, une boule blanche munie de deux oreilles démesurées m'apparaît brusquement. C'est un lièvre polaire à la riche fourrure couleur de neige. Dame nature, protectrice de la faune arctique, a paré les hermines, les renards et les lièvres des régions hyperboréennes d'une vêture immaculée qui les rend invisibles aux yeux de leurs ennemis. Je m'apprête à tirer lorsque le fox du capitaine se met à japper malencontreusement. Le lièvre détale par bonds saccadés, avec des allures de jouet mécanique.

« Par saint Boniface, voilà un bestiau qui ne ferait pas mal au menu du jour », s'écrie à côté de moi la voix du père Bridoux de Chicoutimi, le plus vieux de nos charpentiers canadiens, et deux coups de carabine claquent dans la nuit. Le lièvre boule sur lui-même et ne bouge plus ; aussitôt, un couple rapace de hiboux des neiges fonce sur la tache blanche qui saigne sur le sol ; alerte comme un jeune homme, le vieux Canadien bondit, saisit sa proie et l'achève d'un coup sur la nuque. Puis il me regarde en plissant ses yeux malicieux :

« Le régal sera petit, mais on festinera, Monsieur ; chacun son dû, le gibier m'appartient. » Un lièvre pour 60 convives, c'est maigre, en effet ! Cependant, la détonation a mis le camp sur pied et les affamés accourent... « Attention, Auguste, voilà les Angliches », crie un Canadien. L'astucieux Bridoux cherche à dissimuler le gibier, mais les matelots ont vu son geste ; une rixe s'engage entre Canadiens et Anglais ; Bodgatchoff, un sourire narquois aux lèvres, excite les combattants.

A cet instant, le maître d'équipage, Thomas Wilson, se dresse entre les compagnons d'hier que la misère et le mauvais berger opposent comme des frères ennemis. Le sous-officier va-t-il céder aux doctrines subversives du Russe ? Non, le sentiment du devoir a repris le dessus : il faut châtier le fauteur de troubles. Malgré sa courte taille, l'Anglais saisit le Slave à la gorge ; deux races sont aux prises dans une lutte sans merci. Bodgatchoff résiste et tord le bras de son adversaire ; écarlate, les veines gonflées à bloc, Wilson décoche un coup de pied dans le bas-ventre du mécanicien qui hurle de douleur et cherche à enfoncer ses pouces dans les yeux du maître d'équipage. D'un coup de matraque assené sur la tête, j'étends le ruffian à terre, la figure en sang. Berry, assoupi dans son igloo de neige, n'a rien vu, grâce à Dieu.

5 novembre. _ où sommes-nous exactement ? Le soleil se cache obstinément et le capitaine, qui a emporté ses instruments de bord, doit attendre la nuit pour relever la hauteur de la Polaire. Cent milles encore nous séparent de l'Abittibi. Nous avons manqué le lac Massakamy en obliquant à l'ouest. Wilson a pris a tête de ses marins ; Bodgatchoff, le front bandé suit derrière en clopinant ; je suis résolu à lui brûler la cervelle à la première tentative de rébellion. Le temps est variable, avec une température supportable de - 20°, mais les estomacs crient famine. Un homme a tué le fox du capitaine ; le cuistot le plonge dans la cendre chaude sans prendre le temps de le dépouiller ; le capitaine n'a rien dit devant l'exécution de son petit compagnon, mais il se tient à l'écart et, malgré ma faim, je me détourne de ce repas de cannibales.

6 novembre. - Il nous reste à peine quatre jours de vivres ; j'ai absorbé tout juste une tablette de pemmican pressé, l'équivalent de 30 grammes de gelée de viande, et je m'endors auprès du feu malgré ma volonté de veiller. Un bruit de piétinements sonores fait vibrer la tonga déserte ; des caribous passent en bandes compactes ; leurs échines grises se pressent les unes contre les autres ; des taches de lumière luisent sur leurs longs andouillers. Dressé sur mon séant, je hurle :

« Tirez, les gars, le gibier est là, nous sommes sauvés. »

Hélas ! ce n'est qu'une hallucination causée par les affres de mon estomac délabré ; le feu s'est éteint, un froid glacial tombe sur mes épaules ; aucun bruit ne trouble le silence de la nuit.

8 novembre. - En furetant comme d'habitude en avant de la colonne, Bridoux découvre une cache à viande qui contient, en dehors d'une poche de deux kilos de farine, un peu de pemmican et une livre de sucre. De quoi prolonger notre agonie de quelques jours ! Le compère se tient sur ses gardes avec l'intention bien arrêtée de garder pour lui sa trouvaille, mais son manège ne m'a pas échappé et je lui ordonne de remettre ce butin inespéré à Wilson qui en assurera une équitable répartition.

9 novembre. - Je bute sur un ballot de pelleteries complété par des lignes de fond et des pièges à martres. C'est évidemment un voyageur épuisé qui a semé ses bagages sur la piste. Le soir, nous retrouvons son corps déjà rigide. Les deux chiens de l'attelage sont couchés sur le cadavre. Nous tuons les malheureuses bêtes et les faisons rôtir en brûlant le bois du toboggan ; maigre pitance en vérité ; les deux huskies n'ont plus que la peau sur les os. Je voudrais conserver la moitié de la farine, mais Bodgatchoff me cite un proverbe russe, « rien n'arrive à point à qui veut trop attendre », et je me rends à ses raisons.

10 novembre. - Nous marchons depuis près de six semaines, Soutenus par l'instinct de conservation, sans penser, sans raisonner. Nos os percent la peau de nos joues et nos faces de moribonds grimacent ; la lumière du jour nous blesse les yeux comme un fer rouge et pourtant une force mystérieuse nous maintient debout ; nous voulons vivre. Berry est d'une pâleur mortelle ; ses lèvres exsangues se crispent dans un rictus qui découvre ses dents.

11 novembre. - Le plus jeune des charpentiers vient de tomber sur les genoux. La nuit dernière, il a eu un pied gelé. Berry, un peu chirurgien comme tout capitaine marchand, n'a pas hésité à l'amputer avec son rasoir de l'orteil du pied droit. Les bottes humides, en se Contractant sous l'effet de la gelée, occasionnent des ulcères qui dégénèrent en gangrène.

12 novembre. - Au moment où je donne le signal du départ, je m'aperçois que le jeune Antoine Martneau, toujours si ardent quand il s'agit de montrer l'exemple, reste obstinément étendu sur le sol. Je m'approche pour l'interroger; ses lèvres violacées sont agitées d'un tremblement continuel. Sans répondre à mes questions, il détourne la tête et contemple tristement ses pieds déformés par les engelures. Un massage vigoureux avec une poignée de neige suffît souvent à rétablir la circulation ; hélas ! la neige durcie par la gelée nocturne a pris une forme Cristalline qui écorche la peau sans ramener l'afflux sanguin. Un des charpentiers, Oscar Papillon, déboutonne sa chemise de laine et applique les deux pieds du malade contre sa poitrine aussi velue que celle d'un ours grizzly. Le traitement fait merveille et, au bout d'un quart d'heure, Martineau se lève et fait quelques pas. Mais il n'a pas parcouru 20 toises qu'il chancelle et retombe en gémissant. Sa respiration est saccadée, son pouls rapide et intermittent. Ses paupières dépouillées de leurs cils abritent un regard brillant de fièvre ; ses lèvres mangées par des boutons d'herpès découvrent des gencives gonflées et sanguinolentes. Papillon, qui a vécu dix ans dans les barren lands, ne sait que trop ne que cela veut dire.

« Le scorbut », murmure-t-il lugubrement.

C'est la première apparition du terrible mal et nous n'avons pas un jus de citron, pas un médicament pour le combattre. Pauvre Martineau, un garçon de vingt-cinq ans, authentique descendant de pionniers français, osseux, musclé, d'une force à la fois souple et nerveuse ! Né sur les bords de la Peribonka, le pays de Maria Chapdelaine, il a campé cent fois par - 60° sur les champs de neige du grand Nord, mais le manque de nourriture et surtout celui d'huile et de fruits a fait son œuvre dévastatrice. Papillon et Bedard, deux de ses compatriotes, refusent de l'abandonner et décident de l'emporter sur un brancard fabriqué avec des branches d'épinettes.

L'infection se propage rapidement parmi les matelots. Le soir, à l'étape, ils n'arrivent plus à mâcher leur portion pourtant bien minime de boucane durcie par la gelée. Pour tromper sa faim, le maître timonier Whimmey B. Mc. Lean, fait bouillir le cuir de sa ceinture et l'étui de son revolver et avale sans sourciller cette affreuse mixture. Un gaillard superbe lui aussi, haut de six pieds et large comme une armoire normande, un père de huit enfants, toujours prêt à rendre service, à s'oublier pour les autres !

13 novembre. - Le paysage n'est à perte de vue qu'un désert d'opale et de neige, planté çà et là de sapins de Douglas dont les têtes émergent de la surface glacée. Ce sont les seuls points de repère qui jalonnent notre route comme des balises sur un océan livide. Si le blizzard se met à souffler, combien de moribonds resteront ensevelis ce soir sous les flocons qui s'amoncellent ? Je ne suis pas superstitieux, mais ce lundi 13 me fait peur. Avec la volonté de vivre, nous marchons à tâtons en direction du sud. Les traînards, de plus en plus nombreux, avancent de moins en moins vite ; à peine 1 mille et demi par heure ! Il faut que les plus vaillants attendent les invalides qui clopinent en queue de colonne et s'égaillent au long de la morne piste. C'est ce jour-là que, d'accord avec Berry, nous abandonnons le contenu de la caisse de l'Eldorado : 6000 dollars en beaux « American Eagles ». Nous nous étions partagé les pièces d'or, le capitaine, Hamilton David – le Commissaire du bord et moi, mais leur poids devient trop lourd pour nos faible forces et nous les ensevelissons sous 6 pieds de neige.

Il est six heures, la nuit est sinistre ; nous la sentons pleine de menaces. Cette marche aveugle achève d'ébranler notre moral. Le capitaine fait toujours preuve d'une extraordinaire endurance.

S'il a consenti à abandonner les dollars, il refuse énergiquement de se séparer des instruments d'optique du bord : le compas, le sextant et le petit octant qui lui Sert à mesurer la hauteur des étoiles. Je suis dans l'ombre presque sur ses talons. Tout à coup,

il pousse un faible cri, chancelle en battant l'air de ses bras et s'effondre sur le sol comme une masse. Je braque sur lui la lueur de mon fanal ; ses yeux sont fermés, la souffrance déforme ses traits ; je l'étends sur le dos, il murmure d'une voix angoissée :

« Est-ce vous, Monsieur D'Ax ? je ne vois plus rien, c'est comme un nuage opaque que j'ai devant les yeux. »

Tout de suite, je pense avec épouvante à l'ophtalmie des neiges si fréquente sous ces latitudes. J'essaie de rassurer le malade, mais ma voix sonne faux. Qu'allons-nous devenir à 500 kilomètres de tout secours médical Pourtant, j'ai a responsabilité de l'équipage. Dans 48 heures, les vivres seront épuisés. Il faut que nos hommes continuent leur marche vers la voie ferrée ; c'est une question de vie ou de mort ; je leur ordonne de reprendre la route ; ils refusent de laisser leur vieux chef en arrière ; je me fâche ; la tête basse, ils obéissent alors et bientôt ils disparaissent dans la nuit. Nous sommes seuls, le capitaine aveugle et moi !

Après quelques heures de repos, Berry ouvre les yeux et s'écrie tout joyeux : « Mais je vois ! » Dans un sursaut d'énergie, il se redresse et se met debout ; je le prends par le bras, il marche ! Appuyés l'un sur l'autre, nous fonçons dans la nuit. Le bruit des pas de nos compagnons a cassé depuis longtemps ; la bourrasque diminue de violence, mais la lueur vacillante de ma lampe-tempête ne perce qu'à peine le rideau de neige. Une faible clarté tremble soudain devant nous ; sont-ce les prémices de l'aurore boréale quotidienne ou les reflets du feu de bivouac allumé par nos hommes ? Ce n'est, hélas ! que la lune qui vient d'apparaître derrière les nuages, une monstrueuse lune rouge dont les rayons me permettent cependant de reconnaître à un demi-mille dans le sud une hutte abandonnée, refuge providentiel où nous reposerons à l'abri jusqu'au jour.

14 novembre. - Dieu soit loué ! Berry a dormi comme une souche. Après l'affreux cauchemar de a veille, la joie d'avoir recouvré la vue le remplit d'une ivresse qui m'exaspère. Comment pourrais-je me réjouir quand la famine nous guette, quand la mort nous frôle à chaque pas ? Une question préoccupe pourtant le vieil officier : « Et mes matelots ? Sont-ils déjà loin ? Croyez-vous que nous puissions les rattraper Je suis

bien faible encore. »

Je tente de plaisanter :

« Vous avez des jambes de vingt ans, capitaine ; avant la nuit, nous serons réunis. »

« A combien peuvent-ils être ? » insiste Berry ; j'élude la question et je me dirige vers la porte. J'essaye de l'ouvrir ; elle résiste à mes efforts. Quel imbécile je suis je l'ai soigneusement barricadée dans la crainte des loups sans penser à la neige qui s'est accumulée et qui forme maintenant une carapace gelée de plus de deux pieds. Accroché au battant, je le frappe comme un sourd avec mes poing et mes pieds ; il ne bouge pas d'un millimètre.

Allons-nous mourir prisonniers dans cette maudite cahute ? Une terreur panique m'envahit ; cette fois, c'est la fin ; jamais nous ne rejoindrons nos compagnons.

Alors Berry a une idée ; il saisit la lampe-tempête, allume la mèche et passe la flamme le long des parois ; la glace fond petit à petit ; au bout d'une demi-heure de ce travail, nous nous arc-boutons tous les deux contre la porte ; elle cède si brusquement que nous roulons l'un sur l'autre dans la neige ; le vent nous frappe avec une telle violence que j'ai l'impression de recevoir un coup de poing en pleine poitrine, mais qu'importe, nous sommes libres !

Il a neigé toute la nuit ; impossible de distinguer la moindre trace du passage de nos compagnons ; ne pas retrouver la colonne, c'est la mort sans phrases ! Le capitaine, si plein d'allant au réveil, n'en peut plus ; il trébuche à chaque pas, me supplie de l'abandonner. Sans l'écouter, je le charge sur mes épaules et je reprends la piste. Il est 9 heures ; une délicate teinte mauve inonde la steppe qui prend la coloration d'un pastel de La Tour, mais je n'ai guère l'esprit à admirer le paysage. Malgré le froid, je ruisselle de sueur. Je jalonne ma route d'un petit tas de neige tous les kilomètres pour retrouver la hutte si je dois revenir sur mes pas ; je n'irai pas bien loin avec mon fardeau.

Tout à coup, une rumeur lointaine nous parvient, encore indécise ; est-ce le bruit d'une colonne en marche ou d'un passage de caribous ? Terrible alternative ; dois-je décharger mon colt pour avertir de ma présence ou au contraire faire silence pour ne pas donner l'éveil au gibier qui nous sauverait de la faim ? Je colle mon oreille au sol ; aucun doute possible ; ce sont des voix ; je n'hésite plus, je saisis mon revolver et je tire en l'air. Notre appel est entendu. Une demi-heure plus tard, Bridoux et Papillon sont auprès de nous. Thomas Wilson suit avec les Anglais et les chefs de postes français. L'état de la troupe est pitoyable ; tous les vivres ont été consommés ; la pharmacie seule reste à peu près intacte. Est-ce pour mourir ensemble que nous nous sommes retrouvés ? J'essaye de trouver des paroles d'encouragement. « Courage, mes amis, la voie ferrée n'est pas loin. »

15 novembre. - Je fais l'inventaire; il me reste en tout et pour tout un quart de pemmican et une livre de sucre. Et nous sommes 52 ! Plusde farine, plus de thé, plus de café ! A raison de 130 grammes par homme, le pammican durera 4 jours !... Tous, même les Canadiens, sont épuisés, à bout de courage. La propagande néfaste de Bodgatchoff achève de saper ce qu'il leur reste d'énergie.

La nuit, comme dans un cauchemar, j'entends gémir et délirer les malades.

16 novembre. - Nous devrions être à 30 kilomètres de la voie ferrée, mais je ne suis pas sûr de mes calculs. Berry a dû abandonner nos instruments d'optique. Les derniers vivres s'épuisent. Je décide de faire distribuer à chaque homme une once de glycérine prélevée sur la réserve de pharmacie.

19 novembre. - Depuis trois jours, nous errons dans la neige comme des spectres ambulants.

Bodgatchoff, à la tête d'un quarteron de mutins, menace de lâcher la colonne retardée par les malades et les estropiés. Les matelots, tenaillés par la faim, l'approuvent. Allons-nous abandonner le capitaine Berry, le maître timonier Mc. Lean, le charpentier Martineau ? Je m'y refuse avec indignation.

20 novembre. - Le reste de la glycérine est distribué ; une demi-once par tête et c'est tout. La vie s'éteint en nous comme la flamme dans une lampe vide. Ce soir, mes yeux se ferment et je n'ai plus la force de consigner sur mon carnet de route les faits de cette navrante odyssée. . .

Est-ce une hallucination, est-ce l'effet déprimant du manque de nourriture, il me semble entendre un lointain son de cloche. Je réveille Berry qui repose à côté de moi ; d'une voix étrange, il murmure : « Les cloches de Pâques ? »

Ce ne sont pas les cloches d'une église, mais bien celles d'une locomotive. Je n'ose y croire ; le son vient du nord, il faut revenir sur nos pas. Le vent nous frappe maintenant à la face. Quelle heure est-il ? Je n'en ai aucune idée. Berry tremble de tous ses membres et s'appuie sur mon épaule pour ne pas tomber.

6 heures du soir. - Des lueurs intermittentes et fugitives percent le brouillard : l'aurore boréale ? la lune ? Non, ce sont bien les éclats d'un feu tournant. Je distingue maintenant le pinceau lumineux du phare qui éclaire la tonga.

« Courage, les gars, avançons. »

Les heures se précipitent, nous vivons tous sur nos nerfs. A cette minute miraculeuse, toutes les souffrances endurées, tous les maux accumulés depuis le départ de Québec s'évanouissent comme un mauvais rêve. Nous ne devons pas être à plus de 6 milles du Temiscamingue, car le feu qui nous guide signale certainement, au bord du lac, le terminus du tronçon du C.P.R. ; trois heures de marche encore et nous en aurons fini avec notre martyre. La certitude de toucher au but rend de la force aux plus éclopés. Hélas ! une dernière épreuve nous attend : à mi-chemin, la rivière Abittibi barre la route - elle nous semble immense et charrie des glaçons. Le charpentier Papillon avise un sapin de Douglas qui se dresse sur la berge ; d'un seul coup de hache, il l'abat si adroitement que son tronc forme une passerelle en travers de la rivière. Malédiction, dans l'instant où nos hommes vont s'y engager, le courant l'emporte. Une seule ressource : nous mettre à l'eau. Pour donner l'exemple, je saute le premier. En dépit de l'horrible sensation de froid, j'ai la force de me retourner et de crier en riant : « Allons, les gars, suivez-moi, faut-il que je vienne vous prendre par la main ? »

Ils tâtent l'eau du bout de leur pied, hésitent... Un coup de sifflet strident déchire la nuit. Nul doute, cette fois, c'est bien l'appel d'une locomotive. Alors rien ne compte plus pour eux : ni l'eau torrentueuse, ni le froid, ni les glaces en dérive. Ivres de joie, tous d'un même élan, ils plongent comme des grenouilles alertées sur le bord d'un étang. Des employés de la voie accourent... Dans deux jours nous serons à Québec... Nous avons parcouru 1324 kilomètres en deux mois et douze jours !

 

Arès le naufrage du Stord, la perte de l'Eldorado allait retarder d'un an notre installation dans la baie d'Hudson. L'absence de pilotes s'était révélée la cause principale de ce nouvel échec. Que Draulette, ignorant l'accident du Stord, ne se soit pas porté à la rencontre de l'expédition, nous nous l'expliquions aisément, mais les Esquimaux envoyés par, Athawapiscat auraient dû guetter le passage du navire.

De Québec, notre premier soin avait été d'envoyer un message au chef chippewayan pour lui recommander d'enjoindre à ses pilotes de ne pas quitter sans nous le cap Walstenholme. Que s'était-il passé ? J'eus bientôt l'explication de la négligence impardonnable qui entraîna la perte d'un bateau de 2000 tonnes et d'une cargaison de 400000 francs or, et qui causa le martyre de soixante malheureux naufragés !

J'avais confié cette mission au jeune Mesnager, qui, à la Maison de Paris, avait donné maintes preuves de dévouement et d'activité professionnelle. Ce jeune homme ambitieux et désireux de faire son chemin avait accepté avec enthousiasme de me suivre au Canada. D'origine très modeste (son père était typographe à l'Hôtel de Ville), Mesnager avait été ébloui par ma proposition : le brusque changement de situation, de conditions de vie, les responsabilités succédant à la routine journalière, avaient ébranlé sa tête trop faible et transformé l'employé ponctuel en un collaborateur dépassé par ses fonction et dangereusement désaxé.

Nous apprîmes que Mesnager, au lieu de faire diligence vers la baie d'Hudson qu'il aurait dû atteindre avant nous, s'était attardé en chemin à la poursuite d'un orignal sur la rivière Mistassini ; il s'était perdu, n'avait rejoint qu'au bout de trois jours le canoë monté par les deux Indiens de Pointe-Bleue choisis comme pilotes et, finalement, avait atteint Whale river après la catastrophe.

Comme sanction, car hélas ! en fallait pour maintenir la discipline, Mesnager fut envoyé en disgrâce dans un entrepôt de l'ouest. La fin brutale de son rêve de grandeurs lui fut cruelle et acheva d'ébranler sa raison. Nous dûmes le rappeler à Québec où il fut confié par nos soins à un neurologue réputé, dans une des meilleures cliniques de la ville. La Maison, je tiens à le souligner, ne recula devant aucune dépense pour le traitement de cet employé dont la légèreté coupable lui avait pourtant coûté si cher. Au bout de six mois, Mesnager mourut d'une congestion cérébrale...

Avec le naufrage de l'Eldorado, mes derniers espoirs semblaient s'effondrer, mais j'avais la vie devant moi ; je gardais ma foi dans l'avenir. Arriverais-je à la faire partager à mon entourage ? C'était la Question qui se posait maintenant. Il fallait avant tout achever l'organisation des postes déjà en activité et prévoir la campagne prochaine ; l'hiver suffirait à peine à cette tâche, en admettant que mon point de vue triomphât, ce qui était loin d'être certain.

Après d'âpres discussions, j'arrachai au conseil la promesse qu'on mobilisait toutes les ressources de la société et que mon programme serait poursuivi. « Quant à moi, je m'engage à tout faire pour qu'il se réalise », affirmai-je avec toute la conviction dont je me sentais animé. Je commençai donc sans retard à assurer le stock de vivres et de matériaux. En même temps, je fis préparer de nouvelles maisons démontables ainsi que des bois pour construire au dépôt central (pour lequel les îles Strutton me semblaient tout indiquées) les quais grâce auxquels le déchargement des marchandises s'opérerait avec le maximum de rapidité - les jours en effet sont comptés entre a débâcle et l'embâcle.

Des barges à voile (remplacées plus tard par des goélettes à moteur Diesel) devaient assurer dans la baie même les communications entre les différents postes, encore à l'état de projets, mais dont Je ne mettais pas l'existence en doute.

Le Stord, réparé dans les chantiers de Levis, prit la mer sous le commandement de Berry ; avec un an de retard, nous nous trouvions de nouveau à pied d'oeuvre.

Cette fois, le voyage fut sans histoire ; les pilotes, soigneusement triés et dûment alertés, dirigèrent sans défaillance l'expédition, dans les brumes et les coups de vent, jusqu'aux lieux où l'Eldorado gisait toujours, enlisé dans la vase.

Hérodier, gardien fidèle, avait sauvé nos marchandises. Mieux encore, il avait noué des relations et amorcé un début d'échanges avec les Esquimaux de la côte, les catéchumènes du père Eberhardt. C'était un embryon de poste d'où allait sortir toute l'organisation Revillon de la baie d'Hudson.

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